Dentier claqueur

 

Regarder dans cette vitrine était comme plonger, au travers d’un panneau de verre sale, dans le deuxième tiers de son enfance, soit les années entre sept et quatorze ans, pendant lesquelles ce genre de bidules l’avait fasciné. Hogan se pencha un peu plus, oubliant le vent, dont les gémissements devenaient plus insistants, et le bruit de grêle sèche du sable contre les vitres. Le présentoir était rempli de fabuleuses cochonneries, dont la plupart étaient probablement fabriquées à Taïwan ou en Corée ; le champion du lot, en revanche, ne faisait aucun doute : il s’agissait d’un dentier claqueur, le plus énorme qu’il ait jamais vu. C’était également le premier qu’il voyait doté de pieds, des pieds chaussés de grandes chaussures de clown orange surmontées de guêtres blanches. Un vrai bijou.

Hogan se tourna vers la grosse femme, derrière le comptoir. Elle portait comme haut un T-shirt prétendant, en gros caractères qui ondulaient au gré de ses énormes seins, que le Nevada était le pays de Dieu et comme bas, un jean qui avait nécessité plusieurs mètres carrés de toile pour lui couvrir les fesses. Elle vendait un paquet de cigarettes à un jeune homme au visage blême, dont les cheveux blonds étaient retenus en catogan par un lacet de chaussure de tennis ; il avait l’expression d’un rat intelligent et payait en petite monnaie qu’il comptait laborieusement d’une patte crasseuse.

« S’il vous plaît, madame », dit Hogan.

Elle le regarda brièvement, mais à ce moment-là la porte du magasin s’ouvrit brusquement et un homme décharné, portant un foulard qui lui dissimulait la bouche et le nez, fit son apparition, accompagné d’un tourbillon de sable poudreux qui alla secouer la pin-up sur le calendrier Valvoline accroché au mur. Le nouveau venu tirait un Caddie sur lequel s’empilaient trois cages grillagées. On voyait une tarentule dans celle du dessus. Dans celles du bas se trouvaient des serpents à sonnettes ; ils s’enroulaient et se déroulaient avec agitation, faisant crépiter leurs crécelles.

« Ferme donc cette foutue porte, Scooter ! Où t’as été élevé, dans une étable ? » beugla la femme derrière le comptoir.

Il lui jeta un regard rapide ; il avait les yeux rouges et irrités par le sable. « Eh, lâche-moi un peu, tu veux ? Tu vois pas que j’en ai plein les mains ? T’es aveugle, ou quoi ? Bordel ! » Il tendit un bras par-dessus son chargement et fit claquer la porte. Le tourbillon de sable retomba sur le sol et l’homme entraîna son Cad-die vers la réserve, dans le fond, tout en grommelant.

« Ce sont les derniers ? demanda la femme.

– Oui, à part Wolf (il prononçait woof). Je vais l’attacher dans l’appentis, derrière les pompes.

– Pas question ! s’emporta la grosse femme. Wolf est notre attraction vedette, au cas où tu l’aurais oublié. Fais-le rentrer ici. D’après la radio, ça va être encore pire, en attendant l’amélioration. Bien pire.

– À qui crois-tu faire avaler ça ? » L’homme décharné (son mari, supposa Hogan) la regardait avec une expression où se confondaient truculence et fatigue, les poings sur les hanches. « Cette foutue bestiole n’est qu’un vulgaire coyote du Minnesota, comme n’importe qui peut s’en rendre compte, en le regardant d’un peu près. »

 

Il y eut une rafale de vent plus violente qui fit gémir les chéneaux du Scooter’s Grocery & Roadside Zoo et envoya des draperies de sable crépiter contre les vitres. Ça empirait, et Hogan espérait simplement arriver à passer. Il avait promis à Lita et à John qu’il serait de retour à la maison à sept heures, huit heures au plus tard, et il aimait tenir ses promesses.

« Occupe-toi de lui », dit la grosse femme d’un ton toujours irrité, se tournant à nouveau vers le jeune homme à face de rat.

« Madame ? l’appela une deuxième fois Hogan.

– Juste une minute, attendez votre tour », répondit Mrs Scooter. Elle parlait comme si elle était submergée de clients impatients, alors qu’il n’y avait que Hogan et l’homme à face de rat dans le magasin.

« Il manque dix cents, mon mignon », dit-elle au jeune homme blond après avoir jeté un coup d’œil aux pièces, sur le comptoir.

Le garçon la regarda avec de grands yeux innocents.

« Je suppose que vous voulez pas m’en faire crédit ?

– Je ne pense pas que le pape fume des Merit 100, mais même à lui, je ne ferais pas crédit. »

 

L’expression d’innocence enfantine disparut. Le garçon à face de rat la regarda un instant avec un mépris boudeur (un air qui lui convenait beaucoup mieux, songea Hogan), puis reprit, avec lenteur, la fouille de ses poches.

Laisse tomber et tire-toi d’ici, se dit Hogan. Tu n’arriveras jamais à Los Angeles à huit heures si tu ne te bouges pas rapido, tempête de sable ou pas. Dans cette baraque on ne connaît que deux vitesses : lent et arrêt. Tu as fait le plein, tu as payé, alors considère que t’affaire est réglée et reprends la route avant que ça ne devienne pire.

Il allait suivre les bons conseils de son hémisphère cérébral gauche… puis il regarda le dentier claqueur dans l’étalage, le dentier claqueur sur ses grands pieds orange de clown. Et ces guêtres blanches ! C’était vraiment à mourir… Jack va adorer ça, lui fit observer son hémisphère droit. Et pour dire toute la vérité, mon vieux pote de Bill, s’il s’avère que Jack n’en veut pas, toi, tu le veux. Pas exclu que tu revoies un jour ou l’autre un dentier claqueur quelque part, dans la vie, rien n’est impossible, mais un dentier claqueur qui marche, avec des grands panards orange ? M’étonnerait.

C’est son hémisphère droit qu’il écouta, ce jour-là… et tout le reste s’ensuivit.

 

Le gosse au catogan continuait, en vain, l’exploration de ses poches ; son expression s’assombrissait au fur et à mesure. Hogan n’était pas un fou du tabac – son père, qui fumait deux paquets par jour, était mort d’un cancer du poumon – mais il se voyait déjà attendre encore une heure. « Hé, mon gars ! »

Le jeune homme se tourna et Hogan lui lança une pièce de vingt-cinq cents.

– Oh, merci, mon vieux !

– N’en parlons plus. »

 

Le jeune homme conclut sa transaction avec la plantureuse Mrs Scooter, mit le paquet de cigarettes dans une poche et les quinze cents restants dans une autre. Il n’offrit pas à Hogan, qui s’y attendait plus ou moins, de lui rendre la monnaie. Les garçons et les filles de cet acabit étaient légion, par les temps qui couraient ; ils encombraient les grand-routes d’un océan à l’autre, roulant leur bosse au gré du hasard. Peut-être y en avait-il toujours eu, mais Hogan trouvait la génération actuelle à la fois désagréable et un peu inquiétante, comme les crotales que Scooter remisait maintenant dans la pièce du fond.

Les serpents de ces petites ménageries minables de bord de route comme celle-ci ne pouvaient tuer personne ; on récupérait leur venin deux fois par semaine, pour le vendre aux laboratoires qui en tiraient des médicaments. Les labos pouvaient compter dessus tout autant que les laboratoires de la Croix-Rouge sur les alcoolos qui, chaque mardi et jeudi, viennent vendre leur sang. Les crotales étaient cependant capables de vous faire fichtrement mal, si on s’approchait trop près et si on les excitait. Voilà, songea Hogan, ce que les jeunes vagabonds actuels avaient en commun avec eux.

Mrs Scooter dériva le long de son comptoir en direction de Hogan, les lettres, sur son T-shirt, ondulant à la fois verticalement et horizontalement à chacun de ses pas. « Kès’-vous voulez ? » demanda-t-elle d’un ton encore agressif. Les gens de l’Ouest avaient la réputation d’être accueillants, et après les vingt ans qu’il y avait passés comme représentant, Hogan pensait que cette réputation était méritée, dans l’ensemble ; mais cette femme avait autant de charme qu’un commerçant de Brooklyn qui en est à sa troisième attaque à main armée de la quinzaine. Hogan se dit que ce genre de personnage était en passe de faire lui aussi partie du paysage de l’Ouest nouvelle version, comme les jeunes vagabonds. Triste mais vrai.

« Combien coûte-t-il ? » demanda Hogan avec un geste, à travers la vitrine sale de l’étalage, en direction de ce qu’une affichette identifiait comme le DENTIER CLAQUEUR JUMBO – EN PLUS IL MARCHE ! L’étagère sur laquelle il traînait portait d’autres « farces et attrapes « du même acabit, tire-doigts chinois, chewing-gums au poivre, poudre à éternuer du Dr Trucmuche, cigarettes détonantes « à éclater de rire ! » affirmait l’emballage – plutôt le meilleur moyen de se faire sauter une ou deux incisives, songea Hogan –, lunettes à rayons X, vomi en plastique (très réaliste !), systèmes à produire des bruits incongrus.

« Chais pas, répondit Mme Scooter. Je me demande où est passée la boîte. »

Le dentier était le seul objet de la vitrine à ne pas se trouver dans son emballage, mais il était sans aucun doute de taille jumbo, de taille super jumbo, se dit même Hogan, cinq fois plus grand que le dentier claqueur à remontoir qui l’avait tellement amusé quand il était enfant, dans le Maine. Il suffirait d’enlever les pieds grotesques, et on aurait l’impression d’avoir affaire au râtelier de quelque Goliath biblique, avec ses canines gigantesques et ses incisives comme des piquets de tente s’enfonçant dans des gencives d’un rouge assez improbable. Un remontoir dépassait de l’une des gencives. Un gros élastique maintenait les dents serrées.

Mrs Scooter souffla la poussière du dentier claqueur et le retourna pour examiner la semelle des chaussures de clown, à la recherche d’une étiquette de prix. Il n’y en avait pas. « Je n’en sais rien, dit-elle avec une expression furieuse, comme si elle soupçonnait Hogan d’avoir retiré l’étiquette. Y a que Scooter pour avoir acheté une telle cochonnerie, ici. Elle doit traîner là depuis que Noé a débarqué de l’Arche. Il faut que je lui demande. »

Hogan en eut soudain assez de la femme et du Scooter’s Grocery & Roadside Zoo. C’était un dentier claqueur incomparable, et Jack l’aurait sans doute adoré, mais il avait promis : au plus tard, huit heures.

« Ça ne fait rien, dit-il. C’était juste par…

– Elles coûtent en principe quinze dollars quatre-vingt-quinze, ces quenottes, croyez-moi si vous voulez, fit la voix de Scooter, derrière eux. Les dents ne sont pas en plastique, mais en métal peint en blanc. Elles pourraient vous faire drôlement mal si elles marchaient… mais elle les a laissées tomber par terre, il y a vingt-deux ans, un jour où elle faisait la poussière des étagères, et elles sont cassées.

– Oh, dit Hogan, déçu, c’est trop bête. Je n’avais jamais vu de dentier comme celui-ci, avec des pieds.

– Oh, on en trouve beaucoup comme ça, maintenant, dans les boutiques de Las Vegas et de Dry Spring.

Mais je n’en ai jamais vu un de cette taille. C’était à crever de rire de le voir marcher et donner des coups de mâchoires comme un crocodile. Dommage que la patronne l’ait fichu par terre. »

Scooter jeta un coup d’œil à sa femme, mais celle-ci contemplait le vent qui soulevait le sable. Elle arborait une expression qui restait indéchiffrable pour Hogan : de la tristesse ? du dégoût ? les deux ?

L’homme se tourna de nouveau vers Hogan. « Je vous le laisse pour trois dollars cinquante, s’il vous intéresse. De toute façon, on veut se débarrasser de ce genre de produits. On va mettre des cassettes vidéo de location sur ce présentoir. « Il referma la porte de la réserve, derrière lui. Il avait abaissé le foulard, le gardant autour du cou. Il avait le visage hagard, trop émacié. Hogan crut deviner, sous son bronzage d’homme du désert, les indices d’une maladie grave.

« Tu peux pas faire un prix pareil, Scooter ! protesta la grosse femme en se tournant vers lui – en se jetant presque sur lui.

– Ta gueule, tu veux ? répliqua Scooter. Tu me fais mal aux seins.

– Je t’ai dit de rentrer Wolf…

– Myra, si tu veux le foutre dans la réserve, tu te prends par la main et tu vas le chercher, vu ? » Il avança vers elle en disant cela, et Hogan fut surpris – stupéfait, même – de voir qu’elle cédait. « C’est juste qu’un corniaud de coyote du Minnesota. Trois dollars tout rond, et le dentier est à vous, l’ami. Ajoutez-en un, et vous pouvez emporter le Wolf à Myra par la même occasion. À cinq, je vous refile toute la boutique. Elle vaut plus un pet de lapin depuis qu’il y a l’autoroute, de toute façon. »

 

Le jeune aux cheveux longs, debout près de la porte, avait ouvert le paquet de cigarettes que Hogan l’avait aidé à acheter et suivait cette comédie avec une expression méchante et amusée. Ses petits yeux gris vert brillaient en allant de Scooter à sa femme.

« Va au diable », dit Myra d’un ton bourru. Hogan se rendit compte qu’elle avait les larmes aux yeux. « Puisque tu veux pas aller chercher ce pauvre chou, je vais y aller. Elle passa d’un pas décidé devant lui, le frôlant d’un sein de la taille d’un rocher – qui, songea Hogan, aurait aplati le petit homme si jamais il y avait eu collision.

« Écoutez, dit-il, je crois que je vais laisser tomber.

– Oh, ne faites pas attention à Myra. J’ai un cancer et elle n’arrête pas de rabâcher. C’est pas mon pro-blème si c’est pas facile pour elle. Emportez ce foutu dentier. J’parie que vous avez un môme à qui il va plaire. D’ailleurs, c’est sans doute juste un rouage un peu déplacé. J’parie qu’un type un peu bricoleur pour-rait le refaire marcher et claquer des dents. »

 

Il regarda autour de lui, l’air impuissant et rêveur. On entendit soudain le vent siffler plus fort, lorsque le jeune homme ouvrit pour sortir. Il avait décidé que le spectacle était terminé, probablement. Un nuage de poussière fine tourbillonna dans l’allée centrale de la boutique, entre les boîtes de conserve et les aliments pour chiens.

« J’étais pas mal bricoleur moi-même, dans le temps », ajouta Scooter sur le ton de la confidence.

Hogan resta un long moment sans réagir. Il ne trouvait rien – absolument rien, pas la moindre chose – à dire. Il regardait le dentier claqueur géant sur son étagère rayée et poussiéreuse, pris d’un besoin désespéré de rompre le silence (maintenant que Scooter se tenait en face de lui, il voyait ses yeux agrandis et cernés, des yeux dans lesquels on lisait de la souffrance et les effets d’une drogue puissante… du Darvon, peut-être de la morphine), et il proféra les premières paroles qui lui vinrent à l’esprit :

« Bon sang, il n’a pas l’air cassé. »

Il prit l’objet. Les dents étaient effectivement en métal – elles étaient trop lourdes pour que ce soit autre chose – et quand il regarda entre les gencives légèrement écartées, il fut surpris par la taille du ressort principal du mécanisme. Sans doute en fallait-il un semblable pour à la fois le faire marcher et claquer des dents. Au fait, qu’est-ce que Scooter avait dit, déjà ? Que l’appareil pourrait lui faire fichtrement mal, s’il fonctionnait. Hogan éprouva la résistance du ruban de caoutchouc, puis l’enleva. Il regardait toujours le dentier pour ne pas être confronté aux yeux sombres et douloureux de Scooter. Finalement, il prit le remontoir et risqua un coup d’œil. Il fut soulagé de voir que l’homme émacié souriait un peu, maintenant.

« Je peux ? demanda-t-il.

– Bien sûr, l’ami. Essayez. »

 

Hogan sourit et tourna le remontoir. Au début, tout se passa bien ; il y eut une série de petits bruits cliquetants, et il vit le ressort s’enrouler. Puis, au troisième tour il y eut un spronk ! bruyant et la clé se mit à tourner à vide dans son logement.

« Vous voyez ?

– Oui », dit Hogan. Il posa le dentier claqueur sur le comptoir. Il resta planté là, sur ses invraisemblables pieds orange, immobile.

 

Du bout d’un doigt à la peau épaisse, Scooter donna un coup sur les molaires fermées, du côté gauche. Les mâchoires se desserrèrent. Un pied orange se dressa, et fit un demi-pas nonchalant. Puis les dents arrêtèrent leur mouvement, et le dentier claqueur tomba sur le côté, reposant comme un sourire de travers sur le remontoir, au milieu de nulle part. Au bout d’un instant, les deux mâchoires se refermèrent lentement avec un cliquetis. Ce fut tout.

Hogan, qui n’avait jamais eu la moindre prémonition de sa vie, se sentit soudain rempli d’une certitude à la fois surnaturelle et angoissante. Dans un an, cet homme sera depuis huit mois dans sa tombe et si quelqu’un s’avise d’exhumer son cercueil et d’en soulever le couvercle, il verra des dents comme celles-ci dépassant de sa tête desséchée comme un piège émaillé.

Il plongea son regard dans les yeux de Scooter, qui brillaient comme deux éclats de jais dans une monture terne, et soudain, la question ne fut pas de savoir s’il avait ou non envie de filer d’ici : il devait impérativement ficher le camp.

« Eh bien, dit-il (espérant avec anxiété que l’homme n’allait pas lui tendre la main), faut que j’y aille. Bonne chance, monsieur. »

Scooter tendit bien la main, mais pas pour serrer la sienne. Au lieu de cela, il fit claquer l’élastique autour du dentier claqueur (Hogan se demanda pourquoi, puisqu’il ne fonctionnait pas), le posa sur ses pieds marrants de clown, et le poussa sur la surface éraflée du comptoir. « Merci, c’est gentil. Et prenez ce dentier. C’est gratuit.

– Oh… eh bien, merci, mais je ne sais si je peux…

– Mais si, vous pouvez. Emportez-le pour le donner à votre fils. Il sera content de l’avoir sur son étagère, même s’il ne marche pas. Je m’y connais un peu en petits garçons. J’en ai élevé trois.

– Comment avez-vous su que j’avais un fils ? » demanda Hogan.

 

Scooter lui adressa un clin d’œil. Grimace à la fois terrifiante et pathétique. « Je l’ai vu à votre tête. Allez-y.

Prenez-le. »

Il y eut une bourrasque de vent plus violente, et les planches du bâtiment gémirent. La poussière de sable heurtait les vitres comme une neige ultra-fine. Hogan prit le dentier par les pieds, aussi surpris que la première fois par son poids.

« Tenez », dit Scooter, qui tira de sous le comptoir un sac en papier presque aussi froissé et plissé que son propre visage. « Fichez-le là-dedans. Vous avez une belle veste de sport ; si vous le mettez dans la poche, ça va la déformer. »

Il posa le sac sur le comptoir, comme s’il comprenait que Hogan n’avait pas envie de lui effleurer la main.

« Merci », dit Hogan, qui mit le dentier claqueur dans le sac et en roula le haut sur lui-même. « Merci aussi de la part de Jack. C’est mon fils. »

Scooter sourit, révélant un dentier tout aussi faux (mais de proportions beaucoup plus modestes) que celui du sac. « À votre service, monsieur. Faudra être prudent, au volant, tant que ça soufflera. Ça devrait aller mieux lorsque vous arriverez dans les collines.

– Je sais, répondit Hogan en s’éclaircissant la gorge.

Merci encore. J’espère que… que vous… vous en sortirez bientôt.

– Ce serait chouette, mais à mon avis ce n’est pas ce qu’on lit dans les cartes, hein ?

– Euh… bon. « Hogan se rendit compte, à son grand chagrin, qu’il ne savait pas comment conclure leur entretien. « Faites attention à vous.

– Vous aussi », répondit Scooter en acquiesçant.

 

Hogan battit en retraite jusqu’à la porte, l’ouvrit, et dut s’y accrocher pour ne pas se la faire arracher des mains par le vent. Un sable très fin vint lui picoter le visage et il plissa les yeux.

Il sortit, referma la porte, et releva le pan de sa belle veste de sport pour se protéger la bouche et le nez, lorsqu’il descendit du porche et se dirigea vers le camping-car Dodge aménagé, garé juste après les pompes à essence. Le vent lui ébouriffait les cheveux et lui piquait les joues. Il était sur le point d’ouvrir la portière, lorsqu’on le tira par le bras.

« Monsieur, hé, monsieur ! »

Il se tourna. C’était le blondinet blême à face de rat. Il rentrait les épaules pour lutter contre le vent, seulement habillé d’un T-shirt et d’un jean 501 décoloré. Derrière lui, Mrs Scooter tirait un animal galeux au bout d’une chaîne de force en direction de l’arrière-boutique. Wolf, le coyote du Minnesota, avait l’air d’un chiot de chien-loup à demi mort de faim – le plus moche de la portée, en plus.

« Quoi ? cria Hogan – qui savait très bien quoi.

– Pouvez pas me prendre ? » cria à son tour le gosse, pour lutter contre le vent.

 

Hogan n’avait pas l’habitude d’embarquer les auto-stoppeurs – en tout cas pas depuis un certain après-midi, cinq ans auparavant. Il s’était arrêté pour faire monter une jeune fille, à la sortie de Tonopah. Telle qu’il l’avait vue au bord de la route, on aurait dit l’une de ces pauvres orphelines aux grands yeux tristes des campagnes de l’Unicef, une gosse qui aurait perdu ses père et mère et sa meilleure amie dans un incendie huit jours avant. Une fois à bord, Hogan avait remarqué la peau abîmée et les yeux fous d’une droguée de longue date. Mais il était déjà trop tard ; elle lui avait collé un pistolet contre la tempe et lui demandait son portefeuille. L’arme était vieille et rouillée. On avait enroulé de l’adhésif d’électricien autour de la poignée. Hogan doutait qu’elle fût chargée, ou qu’elle pût faire feu, si elle l’était… Mais il avait une femme et un môme qui l’attendaient à Los Angeles et, même s’il avait été célibataire, fallait-il risquer sa vie pour cent quarante dollars ? Ce n’était pourtant pas ce qu’il s’était dit, alors qu’il commençait tout juste à s’en sortir dans son nouveau boulot, et que cent quarante dollars lui paraissaient beaucoup plus importants qu’aujourd’hui. Il donna son portefeuille à la fille, dont le petit ami était déjà garé à côté du van (à l’époque, un simple Ford Econoline, rien à voir avec le Dodge aménagé selon ses spécifications), dans une Chevrolet Nova bleue cou-verte de boue. Hogan demanda à la fille de lui laisser au moins son permis de conduire et les photos de Lita et de Jack. « Va te faire foutre, connard », avait-elle répondu en le giflant de toutes ses forces avec le portefeuille, avant de courir jusqu’à la voiture bleue.

Rien que des ennuis, les auto-stoppeurs.

La tempête, cependant, ne faisait qu’empirer, et le gosse n’avait même pas une veste. Qu’est-ce qu’il devait lui répondre ? Va te faire foutre, connard ? Va te planquer sous un rocher avec les lézards en attendant que ça passe ?

« Bon, d’accord.

– Merci, vieux ! Merci beaucoup ! »

 

Le blondinet courut jusqu’à l’autre portière, s’aperçut qu’elle était verrouillée, et attendit patiemment, rentrant les épaules jusqu’aux oreilles dans le vent qui faisait tourbillonner les pans de sa chemise comme une voile, dans son dos, révélant une peau fine et boutonneuse.

Hogan se retourna pour jeter un coup d’œil au Scooter’s Grocery & Roadside Zoo. Son propriétaire se tenait près de la vitrine et le regardait ; il leva la main, paume ouverte, d’un geste solennel. Hogan lui répondit sur le même mode, puis monta dans le Dodge et déverrouilla la portière côté passager.

Le gosse monta et dut se servir de ses deux mains pour refermer. Le vent hurlait autour du van, le faisant même légèrement osciller sur sa suspension.

« Houlà ! » fit le blondinet en passant les doigts dans sa chevelure en désordre – il venait de perdre le lacet qui la retenait en catogan, et elle pendait en mèches plates sur ses épaules. « Une sacrée tempête, hein ? Ça va barder !

– Ouais », répondit Hogan. Une console séparait les sièges, à l’avant – des sièges abusivement appelés « du capitaine « dans les brochures publicitaires – et Hogan déposa le sac en papier dans l’un des compartiments. Puis il tourna la clé de contact, et le moteur se mit aussitôt à ronronner agréablement.

 

Le gosse se tourna sur son siège et étudia l’arrière du véhicule, admiratif. Il comprenait un lit (actuellement replié en banquette), un petit poêle à gaz, plusieurs compartiments dans lesquels Hogan rangeait ses valises d’échantillons, et un minuscule cabinet de toilette à l’arrière.

« Pas dégueu, mon vieux ! s’exclama le blondinet.

Tout le confort. Où allez-vous ?

– Los Angeles. »

 

Le môme sourit. « Hé, c’est super ! Moi aussi ! » Il sortit le paquet de Merit qu’il venait juste d’acheter et dégagea une cigarette.

Hogan avait allumé les phares et engagé le « drive « de la boîte automatique. Il revint au point mort et se tourna vers son passager. « Mettons les choses bien au point, dit-il.

– Pas de problème, mon vieux, répondit le gosse en prenant son expression de parfaite innocence.

– Tout d’abord, en règle générale, je ne prends pas d’auto-stoppeurs. Je garde un mauvais souvenir de l’un d’eux, ça remonte à quelques années. Disons que ça m’a un peu vacciné. Je vous amène jusqu’aux collines de Santa Clara, mais c’est tout. Il y a un routier de l’autre côté de la route, le Sammy’s. C’est tout près de l’autoroute. C’est là que vous descendrez. On est bien d’accord ?

– Oui, bien sûr, d’accord. « Toujours les mêmes grands yeux innocents.

 

« Ensuite, si vous ne pouvez pas vous empêcher de fumer, c’est ici que vous descendez. D’accord là aussi ? »

Pendant un bref instant, Hogan aperçut l’autre expression du gosse (et il avait beau ne le connaître que depuis quelques minutes, il était prêt à parier qu’il n’en avait que deux), un regard mauvais, sur ses gardes. Puis ce furent de nouveau les grands yeux innocents et il ne fut plus qu’un pauvre petit réfugié du Monde des Machos. Il glissa la cigarette derrière son oreille et montra ses mains vides à Hogan. Le geste fit remonter la manche courte de son T-shirt, et Hogan vit qu’il portait quelques mots tatoués sur le biceps gauche : DEF LEPPARD 4-EVER.

« Pas de sèches, dit le môme. Vu.

– Parfait. Je m’appelle Bill Hogan. (Il lui tendit la main.)

– Bryan Adams », répondit le blondinet, serrant rapidement la main de Hogan.

 

Celui-ci repassa la vitesse et s’engagea lentement sur la bretelle qui rejoignait la Route 46. À un moment donné, son regard effleura une cassette posée sur le tableau de bord. Il s’agissait de Reckless, par Bryan Adams.

Évidemment, pensa-t-il. Tu es Bryan Adams comme moi je suis Bruce Springsteen. Et on s’est arrêtés tous les deux chez Scooterpour se procurer un peu de matériel pour notre futur album, pas vrai, Toto ?

Lorsqu’il s’engagea sur la nationale, il se surprit à repenser à la fille, celle qu’il avait ramassée à la sortie de Tonopah et qui l’avait giflé avec son propre porte-feuille avant de s’enfuir. Il commençait à éprouver de très désagréables pressentiments.

Puis une rafale de vent essaya de refouler le Dodge sur la voie de gauche, et il se concentra sur la conduite.

 

Ils roulèrent en silence pendant un moment. Hogan jeta une fois un coup d’œil à sa droite, et vit que le gosse, la tete rejetée en arrière, avait les yeux fermés ; peut-être dormait-il, peut-être somnolait-il ou peut-être faisait-il simplement semblant pour ne pas avoir à faire la conversation. C’était parfait ; Hogan n’avait pas envie de parler, lui non plus. Tout d’abord parce qu’il ne savait ce qu’il aurait pu raconter à Mr Bryan Adams de Nulle-Part, U. S. A. On pouvait en être sûr : le jeune Mr Adams ne travaillait pas dans le secteur de l’étiquetage et des lecteurs de codes-barres, produits que vendait Hogan. Sûr aussi qu’arriver à maintenir le van sur la voie de droite devenait de plus en plus difficile.

Comme l’avait prévu Mr Scooter, la tempête empirait. La route se réduisait à une perspective fantomatique et brouillée, coupée d’ondulations de sable à intervalles irréguliers. Ces reliefs faisaient office de ralentisseurs et forçaient Hogan à ne pas dépasser les quarante kilomètres à l’heure et à naviguer en se fiant aux reflets de ses phares sur les marqueurs catadioptriques du bord de la route.

De temps en temps surgissait, au milieu des tourbillons de sable, la silhouette d’une voiture ou d’un camion, sortes de fantômes préhistoriques aux yeux ronds et aveuglants. L’un de ces véhicules, une Lincoln Mark IV grande comme une péniche, où presque, roulait au beau milieu de la chaussée. Hogan klaxonna et serra tellement à droite qu’il sentit le sable de l’accotement sous ses pneus ; ses lèvres s’écartèrent en un ricanement d’impuissance. Au moment où il était sûr d’être obligé de se jeter dans le fossé, la Lincoln fit une embardée qui la ramena sur la voie de gauche et Hogan put passer. Il crut entendre son pare-chocs arrière frotter contre celui de la Mark IV mais, étant donné le vacarme que faisait le vent, il se dit qu’il devait avoir été le jouet de son imagination. Il aperçut un instant le conducteur – un homme âgé au crâne chauve, crispé et raide sur son volant, qui scrutait la route, devant lui, avec une concentration quasi démente. Hogan brandit le poing dans sa direction, mais le vieux chnoque ne lui jeta même pas un coup d’œil. Il n’a même pas dû se rendre compte que j’étais là, pensa Hogan, et encore moins que nous avons failli nous rentrer dedans.

Pendant quelques secondes, il crut bien, néanmoins, qu’il allait quitter la route ; il sentait le sable du bas-côté le tirer, il sentait le Dodge qui commençait à s’incliner. Son instinct le poussait à redresser en donnant un coup de volant à gauche, mais au lieu de cela, il appuya sur l’accélérateur et continua tout droit, sentant la sueur venir imprégner sa dernière chemise propre, sous les bras. Finalement, la traction sur le côté droit diminua et il sentit qu’il reprenait le contrôle du véhicule. Il laissa échapper un long soupir.

« Un as du volant, ma parole ! »

Il s’était tellement concentré sur sa conduite qu’il en avait oublié son passager, et dans sa surprise il faillit redresser trop brutalement, ce qui n’aurait pas arrangé les choses. Il tourna la tête et vit le blondinet qui le regardait. Ses yeux gris-vert luisaient d’un éclat dérangeant ; on n’y décelait aucune trace de somnolence.

« Juste un coup de chance, répondit Hogan ; s’il y avait eu la place de se garer, je l’aurais fait, mais je connais ce tronçon de route. Ça passe ou ça casse. Une fois qu’on sera dans le secteur des collines, les choses iront mieux. »

Il n’ajouta pas qu’il leur faudrait peut-être trois heures pour couvrir les cent dix kilomètres qui les séparaient encore du secteur en question.

« Vous êtes représentant, non ?

– Tout juste. »

 

Il aurait préféré que le jeune se taise, pour mieux se concentrer sur la conduite. Devant se profilaient comme des spectres blêmes dans un aquarium trouble les antibrouillards d’un nouveau véhicule. Un Iroc Z avec des plaques de Californie. Le Dodge et le Z se croisèrent à la même vitesse que deux très vieilles dames dans le couloir d’un hospice. Du coin de l’œil, Hogan vit le gosse prendre la cigarette derrière son oreille et commencer à jouer avec. Bryan Adams, tu parles. Pourquoi lui avoir donné un faux nom ? Voilà un truc qui avait l’air de sortir tout droit d’un vieux film des années quarante, du genre de ceux qui passent en toute fin de soirée, un polar en noir et blanc dans lequel le voyageur de commerce (probablement joué par Ray Milland) ramasse le jeune délinquant (joué par Nick Adams, disons) qui vient juste de s’évader du pénitencier de Gabbs ou Deeth ou d’un endroit de ce genre…

Qu’est-ce que vous vendez, mon pote ?

– Des étiquettes.

– Des étiquettes ?

– Exactement. Celles avec le code universel de prix.

C’est un petit bloc avec un certain nombre de barres réglées d’avance. »

La réaction du gosse surprit Hogan. Il acquiesça et observa : « Oui, je sais. Il y a un bidule avec un œil électronique pour les lire dans les supermarchés, et le prix apparaît sur la caisse, comme par magie, hein ?

– Oui, sauf que ce n’est pas de la magie et que ce n’est pas un œil électronique, mais un lecteur laser. J’en vends aussi. Des gros et des portables.

– Super, mec. « Il y avait une pointe de sarcasme dans la voix du blondinet ; à peine marquée, mais bien réelle.

 

« Bryan ?

– Ouais ?

– Je m’appelle Bill, pas mon vieux, pas mon pote, et sûrement pas mec. »

 

Il regrettait de plus en plus vivement de ne pas pouvoir remonter le temps jusqu’au moment où, devant l’épicerie-zoo de Scooter, il avait accepté de prendre le gosse ; maintenant, il refuserait. Les Scooter étaient des braves gens, qui l’auraient laissé attendre la fin de la tempête, dans la soirée. Mrs Scooter lui aurait peut-être même donné cinq dollars pour servir de baby-sitter à la tarentule, aux serpents à sonnettes et à Wolf, le Stupéfiant Coyote du Minnesota. Hogan aimait de moins en moins ces yeux gris vert. Il sentait leur regard peser sur son visage comme de petites pierres.

« Ouais, Bill. Bill dit Mister’tiquettes. »

Il ne répondit pas. Le gosse croisa les mains, les replia vers l’extérieur, bras tendus, et fit craquer ses articulations.

« C’est comme ma vieille maman le disait – ce n’est peut-être pas grand-chose, mais au moins on peut vivre. Pas vrai, Mister’tiquettes ? »

Hogan grogna vaguement et se concentra sur la conduite. L’impression d’avoir commis une gaffe s’était maintenant transformée en certitude. Lorsqu’il avait ramassé la fille, l’autre fois, Dieu l’avait laissé s’en sortir indemne. Je vous en prie, encore une fois, mon Dieu, d’accord ? Mieux encore, faites que je me sois trompé sur ce gosse, que ce soit juste de la parano à cause des basses pressions, du vent violent, et d’une coïncidence de noms qui, au fond, n’aurait rien d’extraordinaire.

Un énorme camion Mack arriva dans l’autre direction ; le bouledogue chromé qui ornait sa calandre paraissait percer la poussière de ses yeux scrutateurs. Hogan serra à droite jusqu’à ce qu’il sente le sable du bas-côté s’emparer avidement de ses roues. La longue remorque en métal argenté du Mack remplissait tout le côté gauche du paysage ; elle défilait à quinze centimètres du Dodge – peut-être moins – et semblait ne jamais vouloir finir.

L’alerte terminée, le blondinet reprit la parole :

« Vous devez vous en sortir pas si mal que ça, Bill. Un van comme celui-ci a bien dû vous coûter dans les trente billets. Alors, pourquoi…

– Beaucoup moins que ça. » Hogan ne savait pas si « Bryan Adams » sentait la tension qu’il y avait dans sa voix, mais lui, en revanche, ne sentait que ça. « J’ai fait une grande partie des aménagements moi-même.

– Peut-être, mais vous ne crevez sûrement pas de faim. Alors pourquoi vous faire chier dans ce merdier ?

Pouvez pas prendre l’avion, comme tout le monde ? »

Hogan s’était souvent posé la question, en roulant sur les interminables lignes droites entre Tampa et Tuc-son ou Las Vegas et Los Angeles, une question qu’il était inévitable de se poser quand il n’y a rien à la radio, sinon du rock synthétique en conserve ou des vieilleries usées jusqu’à la corde, et que l’on vient d’écouter pour la énième fois sa dernière cassette, quand il n’y a rien à voir sinon des kilomètres et des kilomètres de désert raviné à la végétation rare et rabougrie, propriété de l’Oncle Sam.

Il aurait pu répondre qu’il avait un meilleur contact avec ses clients et leurs besoins en voyageant ainsi dans la région où ils habitaient et faisaient affaire, ce qui était vrai, mais telle n’était pas la raison. Il aurait aussi pu dire que faire enregistrer ses valises d’échantillons, trop volumineuses pour être glissées sous un siège d’avion, puis les attendre autour des tapis roulants d’aéroport, à l’arrivée, était toujours une aventure, comme le jour où l’une d’elles, contenant cinq mille étiquettes d’une boisson gazeuse, s’était retrouvée à Hilo, autrement dit à Hawaii au lieu de Hillside, dans l’Arizona. Cela aussi était vrai, mais n’était pas non plus la raison.

La raison ? En 1982, il s’était trouvé à bord d’un vol local de Western Pride qui s’était mal terminé : l’avion s’était écrasé dans la nature, à environ vingt-cinq kilomètres au nord de Reno. Les deux hommes d’équipage étaient morts dans l’accident, ainsi que six des dix-neuf passagers. Hogan s’en était tiré avec une fracture de la colonne vertébrale qui lui avait valu de passer six mois allongé et dix mois supplémentaires dans un cor-set tellement rigide que son épouse Lita l’avait surnommé la Dame de Fer. On dit (mais qui, on ?) que lorsqu’on tombe de cheval, il faut remonter tout de suite en selle. William I. Hogan estimait, pour sa part, que c’était une connerie ; et à l’exception d’un vol (deux Valium, agrippé au siège à s’en faire blanchir les articulations) pour aller assister aux funérailles de son père, à New York, il n’était jamais remonté dans un avion depuis.

Il s’arracha soudain à ses pensées, prenant conscience de deux choses : il avait eu la route à lui depuis qu’il avait croisé le Mack, et le blondinet le regardait toujours avec la même expression dérangeante dans les yeux, attendant qu’il réponde à sa question.

« J’ai un très mauvais souvenir d’un voyage en avion. Depuis, je m’en suis tenu à peu près exclusivement aux engins de transport qui ont toujours la ressource de se mettre sur le bas-côté si le moteur tombe en rideau.

– Pas de doute, t’es condamné aux mauvaises expériences, le mec Bill », dit le môme. Il avait pris un ton de regret feint. « Parce que tu vas pas tarder à en connaître une autre.

 

Il y eut un claquement métallique sec. Hogan tourna la tête et ne fut pas surpris de voir que le blondinet tenait à la main un couteau à cran d’arrêt dont la lame brillante mesurait bien vingt centimètres.

Oh, merde ! pensa Hogan. Maintenant que les choses étaient claires, que le décor était en place, il ne se sentait plus tellement effrayé. Seulement fatigué. Oh, merde ! Et dire que je ne suis qu’à six cents kilomètres de la maison. Bordel !

« Gare toi, mec. Bien gentiment.

– Qu’est-ce que tu veux ?

– Si vraiment tu ne connais pas la réponse, mon vieux, c’est que t’es encore plus crétin que t’en as l’air. »

 

Un petit sourire retroussait ses lèvres et le tatouage maladroit de son bras ondulait sous l’effet des tressaillements de son biceps. « Je veux ton fric, et je crois bien que je veux aussi ton bordel ambulant, au moins pour un moment. Mais t’en fais pas ; y a ce routier, pas loin, dont tu m’as parlé. Sammy’s. Près de l’autoroute.

Tu trouveras bien quelqu’un pour te prendre. Ceux qui ne s’arrêtent pas vont te regarder comme de la crotte de chien quand on a marché dedans, évidemment, et il faudra faire le bon chien-chien avec les autres, mais je suis sûr que quelqu’un finira bien par te faire monter. Et maintenant, gare toi. »

Hogan se rendit compte, un peu surpris, qu’il se sentait non seulement fatigué, mais aussi en colère. Avait-il été en colère, la fois précédente, lorsque la fille lui avait piqué son portefeuille ? Il ne s’en souvenait pas.

« Joue pas à ce petit jeu à la con avec moi, répondit-il en se tournant vers le môme. Je t’ai embarqué quand tu en as eu besoin, et t’as pas eu à faire le bon chien-chien. Sans moi, tu serais encore en train de bouffer de la poussière avec le pouce levé. Alors range ce machin. Nous… »

Le blondinet porta un coup soudain avec le couteau et Hogan sentit la brûlure d’une estafilade sur sa main droite. Le Dodge fit une embardée, puis tressauta en passant sur un de ces cordons de sable comme des ralentisseurs.

« J’ai dit : gare toi ! Ou bien tu fais de la marche à pied, mecton, ou bien tu te retrouves dans le fossé avec la gorge ouverte et l’un de tes bidules à lire les prix dans le cul. Et tu veux que je te dise ? Je vais fumer sans m’arrêter jusqu’à Los Angeles et j’éteindrai chaque cigarette en l’écrasant sur ton putain de tableau de bord. »

Hogan jeta un coup d’œil sur sa main et vit la diagonale de sang qui allait de l’articulation de son petit doigt à celle du bas de son pouce. Et il sentait de nouveau la colère monter en lui… Non, ce n’était pas de la colère, mais de la rage, et si sa fatigue n’avait pas disparu, elle était enfouie quelque part au milieu de ce tourbillon rouge irrationnel. Il essaya d’évoquer mentalement Lita et Jack pour atténuer la violence de ce sentiment, mais leur image restait brouillée et floue. Il y avait bien une représentation claire dans son esprit, mais ce n’était pas la bonne : le visage de la fille, à la sortie de Tonopah, la fille à la bouche ricanante en dessous de ses grands yeux tristes d’affiche pour l’unicef, la fille qui avait dit : Va te faire foutre, connard ! avant de le gifler à l’aide de son propre portefeuille.

Il appuya sur l’accélérateur et le Dodge bondit en avant. L’aiguille du compteur dépassa le cinquante.

Le gosse le regarda, tout d’abord surpris, puis intrigué, et enfin en colère. « Qu’est-ce que tu fabriques, mec ? Je t’ai dit de te garer ! Tu veux te retrouver avec les tripes sur les genoux, ou quoi ?

– Je sais pas », répondit Hogan. Il continua d’appuyer sur l’accélérateur, et l’aiguille passa au-dessus de soixante. Le van franchit une série de dunes miniatures, tremblant de partout comme un chien fiévreux. « Et toi, môme, qu’est-ce qui te ferait plaisir ?

Te rompre le cou, par exemple ? Un coup de volant, et c’est fait. J’ai attaché ma ceinture de sécurité, moi. Pas toi. »

Les yeux gris vert du môme s’étaient agrandis, et on y lisait un mélange de peur et de rage. Normalement, disaient-ils, tu aurais du te garer. C’est ainsi, normalement, que les choses doivent se passer quand je tiens un couteau – tu sais pas ça ?

« T’oseras pas faire un accident », dit le blondinet, mais Hogan sentit qu’il cherchait surtout à se convaincre lui-même.

« Et pourquoi pas, hein ? répondit Hogan en se tournant de nouveau vers le môme. Je suis à peu près sûr de m’en sortir, et je suis très bien assuré. C’est toi qui as déclenché les hostilités, petit con. Qu’est-ce t’en penses ?

– Tu… « commença le soi-disant Bryan, dont les yeux s’élargirent soudain encore plus et qui parut perdre tout intérêt pour Hogan. « Attention ! » hurla-t-il.

 

Hogan regarda vivement devant lui et vit quatre énormes phares se précipitant vers eux au milieu de la merde volante dans laquelle ils avançaient. Un camion-citerne, transportant de l’essence ou du propane. Un klaxon, puissant comme une sirène de brume, déchira l’air : WHONK ! WHONK ! WHONNNNK !

Le van s’était déporté sur la gauche pendant que Hogan essayait de négocier avec le blondinet. C’était maintenant lui qui roulait au milieu de la chaussée. Il donna un violent coup de volant vers la droite, sachant que ça n’y changerait rien, qu’il était déjà trop tard. Mais le chauffeur du camion avait lui aussi réagi ; comme Hogan la fois précédente, il serrait tant qu’il pouvait sur sa droite. Les deux véhicules se frôlèrent à un cheveu au milieu des tourbillons de sable. De nouveau, les roues droites du Dodge mordirent dans le sable, et Hogan comprit que, ce coup-ci, il n’avait plus la moindre chance de ramener le van sur la route, pas à soixante-dix kilomètres à l’heure. Tandis que la silhouette énorme et sombre du gros camion-citerne (CARTER’S FARM SUPPLIES & ORGANIC FERTILIZER, lisait-on sur ses flancs) disparaissait, il sentit le volant devenir mou entre ses mains, tandis que le véhicule était de plus en plus entraîné vers la droite. Et du coin de l’œil, il vit le môme qui se penchait, brandissant le couteau.

Qu’est-ce qui te prend ? T’es pas cinglé ? eut-il envie de crier – questions stupides, même s’il avait eu le temps de les poser. Évidemment qu’il était cinglé, ce blondinet, il suffisait de bien regarder ses yeux gris-vert pour s’en rendre compte tout de suite. Hogan avait lui-même été cinglé de le prendre en stop, pour commencer, mais ce n’était plus le moment de le regretter ; il avait à faire face à une situation urgente et s’il s’offrait le luxe de s’imaginer que cela ne pouvait pas lui arriver, à lui – s’il s’abandonnait ne fût-ce qu’une seconde à ce genre de divagation –, il allait selon toute vraisemblance se retrouver demain dans un fossé, la gorge ouverte, les yeux désorbités par les charognards. Tout cela était bien réel, parfaitement concret.

Le gosse s’efforça, du mieux qu’il put, de planter sa lame dans le cou de Hogan, mais le Dodge avait commencé de pencher de côté, s’enfonçant de plus en plus profondément dans le sable qui comblait à demi le fossé. Hogan se recula autant qu’il put, lâchant complètement le volant, et crut même avoir paré le coup, jusqu’au moment où il sentit un liquide chaud lui couler dans le cou. La lame lui avait ouvert la joue de la tempe à la mâchoire. Son bras droit décrivit un arc dans une tentative pour s’emparer du poignet du môme ; c’est alors que la roue avant gauche du van heurta un rocher de la taille d’une cabine téléphonique couchée, et que le véhicule s’envola brutalement, montant très haut, comme dans une cascade de ces films spectaculaires que le blondinet devait adorer. Il avait l’air de rouler en l’air, ses roues tournant toujours, le compteur de vitesse indiquant qu’il filait encore à cinquante kilomètres à l’heure ; Hogan sentit la ceinture de sécurité se bloquer et s’enfoncer douloureusement dans sa poitrine et son ventre. Il avait presque l’impression de revivre l’accident d’avion – et aujourd’hui, comme autrefois, il n’arrivait pas à se fourrer dans la tête que c’était à lui que cela arrivait.

Le gosse fut propulsé dans tous les sens, mais ne lâcha pas son arme. Sa tête alla heurter le toit quand celui-ci échangea sa place avec le plancher. Sa main gauche s’agitait follement, et Hogan se rendit compte, avec une stupéfaction sans bornes, que le blondinet avait toujours l’intention de le poignarder. C’était un vrai serpent à sonnettes, aucun doute, sauf qu’on avait oublié de le purger de son venin.

Puis le Dodge retomba sur le sol dur du désert, arrachant au passage le porte-bagages, et la tête du gosse alla frapper de nouveau le toit, plus violemment ce coup-ci. Le couteau lui sauta des mains. Les armoires, à l’arrière, s’ouvrirent en grand et répandirent un peu partout livres d’échantillons et lecteurs d’étiquettes laser. Hogan avait vaguement conscience d’un hurlement suraigu et inhumain – celui de la tôle du toit glissant sur le sol de gravier du désert, de l’autre côté du fossé – et se dit : ça doit être l’impression qu’on a quand on est enfermé dans une boîte de conserve et que quelqu’un s’y attaque avec un ouvre-boîte.

Le pare-brise explosa et se plia vers l’intérieur, opacifié et zébré d’un million de craquelures zigzagantes. Hogan ferma les yeux et leva les bras pour se protéger le visage tandis que le van continuait de rouler sur lui-même, rebondissant suffisamment longtemps de son côté pour faire éclater la vitre de la portière et laisser entrer une rafale de cailloux et de terre avant de se redresser. Il oscilla comme s’il allait verser à nouveau, du côté passager, puis s’immobilisa.

Hogan resta plusieurs secondes comme il était, sans bouger, les yeux exorbités, les mains agrippées aux accoudoirs du « fauteuil du capitaine », se sentant d’ailleurs un peu comme le capitaine Kirk après une attaque de Klingon. Il avait conscience d’avoir beaucoup de terre et de débris de verre sur les genoux ainsi que quelque chose d’autre, qui restait indéterminé. Il avait aussi conscience du vent, qui continuait à souffler sa poussière par les vitres brisées.

Puis son champ de vision fut temporairement bouché par un objet se déplaçant rapidement. L’objet en question était une mixture de peau blanche, de terre brune, d’articulations à vif et de sang bien rouge. Un poing, qui frappa directement son nez. La douleur fut immédiate et intense, comme si quelqu’un venait de lui tirer une fusée de détresse directement dans la tête. Un instant il ne vit plus rien, aveuglé par un grand éclair blanc. Il commençait tout juste à reprendre ses esprits lorsque les mains du gosse se refermèrent sur son cou l’empêchant de respirer.

Le blondinet, Mr Bryan Adams de Nulle-Part (U. S. A.), se penchait sur la console séparant les sièges ; le sang qui coulait de la bonne demi-douzaine de coupures différentes qui entaillaient son crâne lui dessinait des peintures de guerre sur le front et les joues. Hogan lisait la fureur absolue de la folie dans les yeux gris vert qui le fixaient.

« Regarde un peu ce que tu as fait, connard ! Regarde ce que tu m’as fait ! »

Hogan tenta de se dégager, et réussit à avaler une gorgée d’air pendant l’instant où l’étreinte du gosse se desserra ; mais avec sa ceinture de sécurité non seulement fermée, mais bloquée, d’après ce qu’il ressentait, il ne disposait que d’un minimum d’espace de manœuvre. Les mains se refermèrent presque aussitôt sur sa gorge, les pouces s’enfonçant cette fois dans sa trachée-artère, lui coupant toute respiration.

Hogan essaya de soulever les mains, mais les bras du gosse, rigides comme des barreaux, lui bloquaient le passage ; il essaya d’en desserrer l’étau à coups de poing, inutilement. Un autre vent de tempête s’était élevé – rugissant, suraigu, sous son propre crâne.

« Regarde ce que t’as fait, pauvre connard ! Je saigne ! »

La voix du blondinet, soudain lointaine.

Il est en train de me tuer, pensa Hogan, et une voix répondit : Exact, va te faire foutre, taré.

Ça raviva sa colère. À tâtons, il chercha sur ses genoux l’objet qui y pesait, au milieu de la terre et des débris de verre. Un sac en papier avec un objet volumineux à l’intérieur – il n’arrivait pas à se rappeler de quoi il s’agissait exactement. Il referma la main dessus et son bras décrivit un arc dont le point d’impact fut la mâchoire du gosse, qu’il heurta avec un bruit sourd. Le môme poussa un cri de surprise, ses mains se relâchèrent immédiatement et il retomba en arrière.

Hogan avala convulsivement une grande bouffée d’air et entendit un bruit rappelant le sifflement d’une bouilloire. C’est moi qui fais ce bruit ? Mon Dieu, c’est moi ?

Il inspira à nouveau, un air plein de poussière qui lui brûla la gorge et le fit tousser, mais ce n’en était pas moins le paradis. Il regarda son poing et vit la forme du dentier claqueur imprimée contre le papier du sac.

Et soudain, il le sentit qui bougeait.

Il y avait quelque chose de tellement humain dans ce mouvement que Hogan poussa un cri et laissa retomber le sac ; il avait l’impression d’avoir saisi une mâchoire qui aurait essayé de lui parler.

Le sac en papier heurta le dos du gosse et alla rouler sur le plancher moquetté du van, alors que « Bryan Adams », encore sonné, se remettait péniblement à genoux. Hogan entendit l’élastique se rompre. Puis le cliquetis inimitable des dents elles-mêmes, s’ouvrant et se refermant.

C’est juste qu’un rouage un peu déplacé. Je suis sûr que quelqu’un d’un peu bricoleur pourrait le refaire marcher et claquer des dents, avait dit à peu près Scooter.

Ou peut-être qu’un bon choc a suffi. Si jamais je m’en sors et que je repasse par là, faudra que j’explique à Scooter que pour réparer un dentier claqueur, il suffit de faire trois tonneaux avec son van et de s’en servir ensuite pour frapper un auto-stoppeur psychotique qui essaie de vous étrangler : c’est si simple que même un enfant y parviendrait.

Les dents claquaient à l’intérieur du sac déchiré qui, agité de soubresauts, avait l’air d’un poumon amputé refusant de mourir. Le môme s’en éloigna sans même le regarder – s’en éloigna en direction du fond du van, secouant la tête pour s’éclaircir les idées. Le mouvement dispersait les fines gouttelettes de sang des plaies de son crâne.

Hogan trouva la fermeture de sa ceinture et appuya sur le bouton. Il ne se passa rien. Le petit carré rouge qui déclenchait le mécanisme ne bougea même pas, et la ceinture resta aussi bloquée qu’un muscle tétanisé, s’enfonçant dans le matelas de graisse qui lui cerclait la taille, au-dessus du pantalon, et coupant sa poitrine d’une diagonale paralysante. Il se mit à gigoter d’avant en arrière sur son siège, avec l’espoir de débloquer le système. Cela ne fit qu’augmenter l’afflux de sang à son visage et il sentit ses bajoues s’agiter comme un pan de papier peint déchiré, mais ce fut tout.

Un vent de panique commença à souffler sous son hébétude première, et il se tordit le cou pour voir ce que mijotait le blondinet.

Rien de bon, comprit-il. Le môme avait repéré son couteau, au fond du Dodge, posé sur une pile de manuels d’instructions et de brochures. Il le prit, chassa les cheveux qui lui retombaient sur les yeux, et se retourna pour regarder vers Hogan. Il souriait et il y avait quelque chose dans ce sourire qui fit que les couilles du voyageur de commerce se recroquevillèrent et se plissèrent jusqu’à lui donner l’impression de s’être fait mettre deux noyaux de pêche dans le caleçon.

Enfin, nous y voici ! disait ce sourire. Pendant une minute ou deux j’ai été inquiet, sérieusement inquiet, même, mais tout va finalement rentrer dans l’ordre. Il y a eu un peu d’improvisation pendant un moment, mais maintenant on en revient au scénario tel que je l’ai écrit.

« Alors, collé au siège comme tes étiquettes, vieux ?

demanda le blondinet, parlant fort pour couvrir le bruit du vent. C’est bien ça, hein ? Une bonne chose, d’avoir bouclé ta ceinture de sécurité, c’est sûr. Une bonne chose pour moi. »

Il essaya de se relever, y parvint presque, et retomba, trahi par ses genoux. L’expression de surprise qui se peignit sur son visage lui agrandit tellement les yeux qu’elle aurait été comique, en d’autres circonstances. Il rejeta de nouveau ses cheveux poisseux de sang en arrière et entreprit de ramper vers Hogan, tenant le couteau dans sa main gauche par son manche en imitation d’os. Le tatouage « Def Leppard « ondulait au rythme de son biceps anémique, rappelant à Hogan la manière dont les lettres, sur le T-shirt de Myra-LE NEVADA EST LE PAYS DE DIEU – roulaient à chacun de ses mouvements.

Hogan prit la boucle de la ceinture de sécurité à deux mains et appuya des deux pouces sur le mécanisme avec autant d’enthousiasme que le môme en avait mis à lui enfoncer les siens dans la trachée-artère. Toujours pas la moindre réaction. Le système était paralysé. Il se tordit de nouveau le cou pour voir où en était son passager.

Il venait d’arriver à hauteur de la banquette, lorsqu’il s’immobilisa soudain. Une fois de plus, son visage adopta une comique expression de stupéfaction. Il regardait droit devant lui, autrement dit en direction du plancher du van, et Hogan se souvint soudain du dentier. Il continuait à s’éloigner en claquant.

Il abaissa à son tour les yeux, à temps pour voir le dentier claqueur jumbo sortir, d’un pas martial, de l’ouverture du sac en papier sur ses grands pieds orange marrants. Molaires, incisives et canines se refermaient et s’ouvraient à un rythme rapide, avec le même bruit que de la glace pilée dans un shaker. Les pieds, surmontés des élégantes guêtres blanches, paraissaient presque bondir sur la moquette grise. Hogan pensa soudain à Fred Astaire se déplaçant sur une scène en faisant des claquettes – Fred Astaire avec une canne sous le bras et un canotier incliné d’un air canaille sur un œil.

« Oh, merde ! s’exclama le gosse avec un petit rire.

C’est pour cette saloperie que tu marchandais, là-bas ?

Ben mon vieux ! Mais c’est rendre service au monde que de te refroidir, Mister’tiquettes ! »

La clé, pensa Hogan. Le remontoir, sur le côté du dentier… il ne tourne pas.

Il eut soudain un nouvel éclair de prémonition et comprit exactement ce qui allait se passer. Le gosse allait vouloir l’attraper.

Le dentier s’arrêta brusquement d’avancer et de claquer. Il resta immobile sur le plancher légèrement incliné du Dodge, mâchoires entrouvertes. Bien que dépourvu d’yeux, il paraissait observer le blondinet d’un air railleur.

« Un dentier claqueur », s’émerveilla Mr Bryan Adams de Nulle-Part (U. S. A.). Il tendit la main droite, exactement comme Hogan l’avait prévu.

« Mords-le ! hurla-t-il, coupe-moi les doigts de ce salopard tout de suite ! »

Le gosse releva brusquement la tête, de la surprise dans ses yeux gris vert. Il contempla Hogan un instant, bouche bée, avec de nouveau son expression imbécile de stupéfaction démesurée, et éclata de rire. Il s’esclaffait en ululements suraigus, complément parfait des hurlements du vent qui circulait dans le Dodge et agitait les rideaux comme de longues mains de fantôme.

« Mors-le ! Mords-le ! Mooords-le ! » répéta le gosse sur un air de comptine, comme si c’était la réplique finale de la meilleure blague qu’il eût jamais entendue.

« Hé, Mister’tiquettes, je croyais que c’était moi qui m’étais cogné la tête ! »

Le blondinet prit le couteau à cran d’arrêt entre ses dents, par le manche, et glissa l’index de sa main gauche entre les dents du dentier claqueur. « Mange-le ! » dit-il d’une voix étouffée par la poignée qu’il serrait entre ses dents. Il pouffait de rire et agitait le doigt dans les mâchoires démesurées. « Mange-le, vas-y, mange-le ! »

Le dentier ne bougea pas ; ses deux pieds ne bougèrent pas. La prémonition qui s’était emparée de Hogan se dissipa comme un rêve au réveil. Le gosse agita encore une fois l’index entre les dents, voulut le retirer… et se mit à hurler à pleins poumons. « Oh, merde !

MERDE ! BORDEL DE MERDE ! »

Le cœur de Hogan bondissait dans sa poitrine et il ne comprit pas tout de suite qu’en dépit de ses cris, le gosse, en réalité, riait, et riait de lui. Le dentier n’avait absolument pas bougé.

Le blondinet prit le dentier claqueur pour l’examiner de plus près tout en reprenant le cran d’arrêt de son autre main ; il agita la grande lame devant lui comme un professeur agitant sa règle devant un mauvais élève.

« Tu ne dois pas mordre les gens, dit-il, c’est très vil… »

L’un des pieds orange fit soudain un pas en avant dans la paume crasseuse. Les mâchoires s’écartèrent en même temps et, avant que Hogan ne se rende bien compte de ce qui se passait, se refermèrent sur le nez du gosse.

Cette fois-ci, Bryan Adams cria pour de bon – cri de douleur et de stupéfaction mêlées. Il donna des coups au dentier de sa main droite pour le chasser, mais il s’était refermé sur son nez et le coinçait aussi solidement que Hogan était coincé sur son siège par sa ceinture de sécurité. Du sang et des débris cartilagineux jaillirent en filets rouges entre les canines. Le blondinet se renversa sur le dos et pendant quelques instants, Hogan ne vit qu’une masse confuse de bras et de jambes qui s’agitaient violemment ; puis il aperçut le reflet de la lame du cran d’arrêt.

Le gosse hurla à nouveau et bondit en position assise. Ses cheveux, très longs, lui retombaient en rideau devant la figure. Le dentier les fendait comme le gouvernail de quelque étrange navire. Bryan avait réussi à glisser la lame du couteau entre les dents et ce qui restait de son nez.

« Tue-le ! » hurla Hogan d’une voix enrouée. Il avait perdu l’esprit ; à un certain niveau, il comprenait qu’il devait forcément avoir perdu l’esprit, mais pour le moment, c’était sans importance. « Vas-y, tue-le ! »

Bryan Adams hurla – un son perçant, prolongé, comme un sifflement de surpression – et fit pivoter le couteau. La lame cassa, mais non sans avoir réussi à écarter légèrement les mâchoires sans corps. Le dentier tomba sur ses genoux. Une bonne partie du nez du gosse l’accompagna.

D’une secousse, il rejeta sa chevelure en arrière. Ses yeux gris-vert louchaient, dans son effort pour voir le chicot déchiqueté qui restait à la place de son nez ; un rictus de douleur lui étirait la bouche, et les tendons, dans son cou, s’arquaient comme des câbles.

Il tendit la main vers le dentier claqueur. Celui-ci recula prestement sur ses pieds de clown. Il se mit à hocher – comme on hoche la tête –, à aller et venir et à sourire en direction du gosse qui se tenait assis, les fesses sur les mollets ; son T-shirt était imbibé de sang.

Il dit alors quelque chose qui fut, pour Hogan, la confirmation qu’il avait (lui-même) bel et bien perdu l’esprit. Il n’y avait que dans les fantasmes nés d’un délire que l’on pouvait proférer de telles paroles.

« Rends-boi bon nez, zaloperie ! »

De nouveau, il tendit la main vers le dentier claqueur qui, cette fois, au lieu de reculer, fonça au contraire en avant, sous la main tendue, entre les jambes écartées du garçon ; puis il y eut un tchump ! mat lorsqu’il se referma sur le renflement qui déformait la toile de son jean, juste à l’endroit où s’arrêtait la fermeture Éclair de la braguette.

Les yeux de Bryan Adams s’ouvrirent démesurément, comme sa bouche. Il leva les bras à hauteur des épaules, mains écartées, et un instant on aurait dit un imitateur bizarre d’AI Jolson se préparant à entonner « Mammy ». Le cran d’arrêt vola par-dessus son épaule et alla atterrir à l’arrière du van.

« Bordel ! Bordel de Dieu ! Boooordel ! »

Les pieds orange piétinaient à un rythme rapide, comme dans une danse « western « endiablée. Les mâchoires roses du dentier claqueur hochaient des dents à toute allure, comme si elles disaient oui ! oui ! oui ! puis s’agitaient tout aussi vite de gauche à droite, comme si elles rétorquaient, non ! non ! non !

« Boooooooom… »

Lorsque la toile du jean commença à se déchirer – et au bruit, il n’y avait pas qu’elle qui cédait –, Bill Hogan s’évanouit.

 

Il revint à lui par deux fois. La première dut se situer peu de temps après son évanouissement, car la tempête hurlait toujours, dehors comme dans le Dodge, et la lumière n’avait pratiquement pas changé. Il voulut regarder derrière lui, mais un élancement monstrueusement douloureux lui remonta le long de la nuque. Le coup du lapin, et probablement pas aussi grave qu’il aurait pu l’être… ou qu’il allait l’être demain.

En supposant, cela va de soi, qu’il soit encore en vie demain.

Merde, le môme. Faut être sûr qu’il est mort.

Te casse pas la tête. Évidemment qu’il est mort.

Sinon, c’est toi qui le serais.

C’est alors qu’il entendit un nouveau bruit venant de derrière lui – le claquement régulier du dentier.

C’est à mon tour. Il en a terminé avec le gosse, mais il a encore faim, alors il vient me bouffer.

Il mit de nouveau les mains sur la boucle de la ceinture de sécurité, mais le mécanisme était définitivement bloqué et il avait l’impression, de toute façon, de ne plus avoir de force dans les doigts.

Le dentier se rapprochait progressivement – au bruit, il devait se trouver juste derrière son siège – et dans son esprit en proie à la confusion, il avait l’impression qu’il avançait au rythme d’une ritournelle : Cliquetis-cliquetis-cliquetis-clac ! C’est nous les dents, nous voici de retour ! Vois comme on marche, vois comme on mord, on l’a mangé, on va t’manger !

Hogan ferma les yeux.

 

 

Le cliquetis s’arrêta.

Il n’y avait plus que les gémissements incessants du vent et les crépitements du sable contre la tôle froissée du Dodge.

Il attendit. Au bout d’un long, très long moment, il entendit un seul clic ! suivi d’un bruit minuscule de tissu qui se déchire. Il y eut un silence, puis la même séquence se reproduisit.

Qu’est-ce qu’il fabrique ?

À la troisième reprise du bruit, il sentit un léger mouvement dans le dos de son siège et comprit. Le dentier l’escaladait. Les dents se hissaient dessus, il ne savait comment, pour le rejoindre.

Il revit le dentier se refermer sur le renflement du jean du blondinet et s’efforça de s’évanouir de nouveau. Du sable volait par le pare-brise brisé, venant lui chatouiller les joues et le front.

Clic… riiip… Clic… riiip… clic… riiip.

Le dernier était très près. Il aurait bien voulu ne pas baisser les yeux, mais fut incapable de s’en empêcher. De l’autre côté de sa hanche droite, là où le siège rejoignait le dossier, il aperçut un grand sourire blanc. Il avançait avec une épouvantable lenteur, se poussant des pieds (pieds que Hogan ne distinguait pas encore), prenant un petit repli du capitonnage du siège entre ses incisives ; puis les mâchoires lâchèrent et se soulevèrent convulsivement d’un cran.

Cette fois-ci, c’est sur la poche du pantalon de Hogan que les dents s’accrochèrent, et il s’évanouit de nouveau.

Lorsqu’il revint à lui pour la deuxième fois, le vent était tombé et il faisait presque noir ; l’atmosphère avait pris une nuance violette étrange, une couleur qu’il n’avait jamais vue auparavant dans le désert. Les tourbillons de sable qui couraient encore à sa surface, dans l’encadrement déformé du pare-brise en miettes, avaient l’air de fantômes d’enfants jouant à se poursuivre.

Il resta un instant incapable de se rappeler les événements qui l’avaient conduit à se retrouver dans cette fâcheuse posture ; son dernier souvenir net était le coup d’œil qu’il avait jeté à sa jauge d’essence, qui se rapprochait de la zone rouge, et d’avoir vu, en relevant la tête : SCOOTER’S GROCERY & ROADSIDE ZOO – ESSENCE – CASSE-CROUTE – BIÈRES FRAICHES – SERPENTS À SONNETTES VIVANTS !

Il comprit qu’il pouvait s’en tenir pendant quelque temps à cette amnésie, s’il le voulait ; que son inconscient pourrait même arriver à lui masquer certains souvenirs dangereux de façon permanente. Mais il pouvait être tout aussi dangereux de ne pas se les rappeler. Très dangereux. Parce que…

Le vent poussa une rafale. Du sable vint crépiter contre les tôles sérieusement endommagées, côté conducteur. On aurait presque dit le bruit (de dents ! de dents ! de dents !)

La fragile pellicule d’amnésie vola en éclats, laissant tout se déverser sur lui ; il se sentit soudain pris d’une sueur glacée. Il laissa échapper un couinement enroué lorsqu’il se souvint du bruit

(tchump.) produit par le dentier claqueur lorsqu’il s’était refermé sur les couilles du blondinet, et il porta les mains à son entrejambe, roulant des yeux exorbités, à la recherche des dents à pattes.

Il ne les vit pas, mais il remarqua avec quelle aisance ses épaules avaient suivi le mouvement de ses mains. Il regarda ses genoux et releva les mains ; la ceinture de sécurité ne le retenait plus prisonnier. Elle gisait en deux morceaux sur la moquette grise. Le crochet métallique de la partie supérieure se trouvait toujours pris dans le mécanisme de verrouillage, mais un peu plus haut, la sangle n’était que fibres déchiquetées. Elle n’avait pas été coupée, mais rongée.

Il regarda dans le rétroviseur et vit autre chose ; les portes arrière du Dodge étaient grandes ouvertes, et il n’y avait plus qu’une vague silhouette humaine dessinée en rouge sur la moquette grise, là où s’était tenu le gosse. Mr Bryan Adams de Nulle-Part (U. S. A.) avait disparu.

Tout comme le dentier claqueur.

 

Hogan descendit lentement du véhicule, comme un vieillard affligé d’une polyarthrite à un stade avancé. Il constata que s’il gardait la tête toujours dans la même position, ça n’allait pas trop mal. Mais si jamais il avait le malheur de la tourner dans une direction ou une autre, les boulons explosifs se mettraient à sauter les uns après les autres dans son cou, sa nuque, ses épaules et le haut de son dos. La seule idée de renverser la tête en arrière lui était insupportable.

Il marcha lentement jusqu’à l’arrière du van, faisant passer lentement la main sur la surface bosselée à la peinture rayée, sentant (et entendant) du verre se briser sous ses pas. Il resta un long moment immobile à la hauteur de la roue arrière, redoutant ce qui pouvait se trouver derrière le véhicule. Il avait peur de voir le gosse accroupi, tenant le cran d’arrêt dans sa main gauche, affichant son sourire vide. Il ne pouvait cependant pas s’éterniser ici, maintenant sa tête sur ses épaules courbatues comme s’il s’agissait d’une grosse bouteille de nitroglycérine, alors que l’obscurité devenait plus profonde, et il finit par tourner à l’angle du véhicule.

Personne. Le blondinet était réellement parti. C’est du moins ce qu’il crut tout d’abord.

Il y eut un petit coup de vent qui fit danser les cheveux de Hogan sur son visage tuméfié, puis il tomba complètement. À ce moment-là, il entendit un bruit de frottement râpeux venant d’une vingtaine de mètres plus loin ; il leva les yeux et vit les semelles des chaussures de tennis du gosse qui disparaissaient par-dessus le rebord d’une rigole à sec. Les tennis formaient un V amorphe. Ils s’arrêtèrent un instant de bouger, comme si ce qui tirait le corps avait besoin de reprendre des forces avant de continuer, puis ils reprirent leur mouvement, avançant par petites saccades.

Une image d’une limpidité effroyable, insupportable, vint soudain à l’esprit de Hogan. Il vit le dentier claqueur géant, avec ses pieds orange marrants, se tenant sur le rebord de la rigole, avec ses guêtres tellement chicos, debout dans la lumière violette électrique qui s’était répandue sur ces étendues désertiques, à l’ouest de Las Vegas. Les dents s’étaient refermées sur une mèche épaisse de la tignasse blonde du gosse.

Le dentier claqueur repartait.

Le dentier claqueur repartait en entraînant Mr Bryan Adams jusqu’à Nulle-Part (U. S. A.).

Hogan se tourna dans l’autre direction et marcha – lentement jusqu’à la route, tenant son chargement de nitroglycérine bien droit sur ses épaules. Il lui fallut cinq minutes pour négocier le fossé, et quinze de plus pour se faire prendre par un automobiliste ; finalement il y parvint. Mais pendant tout ce temps, il ne regarda pas une seule fois en arrière.

 

 

 

Neuf mois plus tard, par une belle journée chaude de juin, Bill Hogan s’arrêta une deuxième fois au Scooter’s Grocery & Roadside Zoo… lequel avait entre-temps changé de nom. MYRA’S PLACE, voici ce qu’on lisait maintenant. Et en dessous : ESSENCE – BIÈRES FRAICHES – VIDÉOS. Encore un peu plus bas était représenté un loup – ou peut-être un simple coyote – montrant ses canines à la lune. Wolf lui-même, le Stupé fiant Coyote du Minnesota se vautrait dans une cage placée dans l’ombre du porche. Il avait les pattes arrière complètement allongées et le museau posé sur les pattes avant. Il ne bougea pas lorsque Hogan descendit de voiture pour faire le plein. Aucune trace des serpents à sonnettes et de la tarentule.

« Salut, Wolf », dit-il en escaladant les marches. L’animal en cage roula sur le dos et regarda Hogan, laissant pendouiller sur le côté de sa gueule, de manière tout à fait séduisante, une longue langue rouge.

Le magasin, à l’intérieur, paraissait plus grand et plus clair. Hogan supposa que cela tenait au fait que le ciel, à l’extérieur, était moins menaçant que la fois précédente, mais il n’en était rien ; on avait lavé toutes les vitres, pour commencer, et cela faisait une différence sensible. Un nouveau revêtement en pin, qui dégageait encore une fraîche odeur de résine, recouvrait maintenant les murs. Un bar avec cinq tabourets trônait dans le fond du magasin. La vitrine des farces et attrapes était toujours là, mais les cigarettes explosives, les appareils à produire des bruits incongrus et autres poudres à éternuer du Dr Machin avaient disparu, remplacés par des cassettes vidéo. Écrit à la main, un panonceau précisait : FILMS CLASSÉS X DANS L’ARRIERE-BOUTIQUE – INTERDITS AUX MOINS DE 18 ANS.

 

 

Une femme, à la caisse, se tenait de profil par rapport à Hogan, faisant des comptes sur une calculette. Un instant, il crut qu’il s’agissait de la fille de Mr et Mrs Scooter – le complément féminin des trois garçons que Scooter disait avoir élevés. Puis elle leva la tête et Hogan se rendit compte qu’il s’agissait de Mrs Scooter en personne. Il trouvait difficile d’admettre qu’il avait bien affaire à la femme dont les gigantesques mamelles menaçaient de faire craquer les coutures de son T-shirt – LE NEVADA EST LE PAYS DE DIEU – mais il n’y avait pas d’erreur possible. Mrs Scooter avait perdu plus de vingt kilos et teint ses cheveux en un beau châtain clair brillant. Seules les rides dues au soleil, au coin des yeux et de la bouche, étaient les mêmes.

« Vous avez pris de l’essence ? demanda-t-elle.

– Oui. Pour quinze dollars. (Il lui tendit un billet de vingt, et elle fit sonner la caisse.) Ça a pas mal changé, depuis la dernière fois que je suis passé.

– Ouais. J’ai fait quelques transformations après la mort de Scooter », répondit-elle en tirant un billet de cinq du tiroir. Elle commença à le lui tendre, le regarda réellement pour la première fois et hésita. « Dites… vous n’êtes pas ce type qui a failli y rester pendant la tempête, l’an dernier ? »

 

Il acquiesça et lui tendit la main. « Bill Hogan. »

Sans hésiter elle lui tendit la sienne par-dessus le comptoir et la lui serra énergiquement, quoique brièvement. La mort de son mari semblait l’avoir mise dans de meilleures dispositions… ou peut-être cela tenait-il simplement à ce que la fin de cette longue attente était venue.

« Je suis désolé, pour votre mari. Il m’avait fait l’effet de quelqu’un de sympathique.

– Scoot ? Ouais, c’était quelqu’un de bien, avant de tomber malade. Et vous ? Complètement guéri ? »

 

Hogan acquiesça. « J’ai porté une minerve autour du cou pendant environ six semaines – c’était pas la première fois, d’ailleurs – mais ça va, maintenant. »

Elle regardait la cicatrice qui balafrait sa joue droite.

« C’est lui qui vous a fait ça ? Le gosse ?

– Ouais.

– Il vous a pas raté.

– Non.

– J’ai entendu dire qu’il avait été blessé pendant l’accident, et qu’il s’était traîné dans le désert pour mourir (elle regarda Hogan avec un air rusé). C’est vrai ? »

 

Hogan eut un début de sourire.

« En gros, oui.

– JT raconte – JT, c’est notre flic, ici – que les bêtes sauvages l’avaient sérieusement entamé. Les rats du désert n’ont aucune éducation, pour ça.

– Je ne suis pas très au courant de ce qui s’est passé.

– JT disait que même sa propre mère n’aurait pas reconnu le gosse. (Elle posa la main sur sa poitrine.)

Que je meure si je mens ! »

Hogan éclata de rire. Au cours des mois qui avaient suivi la tempête, c’était quelque chose qui lui arrivait plus souvent. Il avait parfois l’impression que, depuis ce jour, il voyait la vie sous un angle légèrement différent.

« Encore une chance qu’il ne vous ait pas tué, reprit Mrs Scooter. Vous vous en êtes sorti vraiment de justesse. Dieu devait être avec vous.

– Certainement, répondit Hogan, se tournant vers la vitrine aux cassettes vidéo. Je vois que vous avez renoncé aux farces et attrapes.

– Ces cochonneries ? Et comment ! C’est la première chose que j’ai faite après… (soudain, ses yeux s’agrandirent)… bon sang de bonsoir ! J’ai quelque chose qui vous appartient ! Si jamais j’avais oublié, j’parie que le fantôme de Scooter serait venu me tirer par les pieds, la nuit ! »

 

Hogan fronça les sourcils, étonné, mais déjà la femme faisait le tour du comptoir. Sur la pointe des pieds, elle prit quelque chose sur l’étagère au-dessus du présentoir à cigarettes. C’était, constata Hogan sans l’ombre d’une surprise, le dentier claqueur géant. Elle le posa à côté de la caisse enregistreuse.

Il contempla ce sourire pétrifié et insouciant avec un puissant sentiment de déjà-vu. Il était de nouveau là, le plus grand dentier claqueur du monde, sur ses grands pieds orange marrants, à côté du présentoir aux confiseries, tranquille comme Baptiste, lui souriant comme pour dire : Salut, toi ! Tu m’avais oublié ? Moi pas, mon ami. Pas du tout !

« Je l’ai trouvé sur le porche, le lendemain, après la tempête, expliqua Mrs Scooter avec un petit rire. C’est bien de Scooter, ça, de vous donner un truc gratuit et de vous le mettre dans un sac avec le fond troué. J’ai failli le jeter, mais il m’a dit qu’il vous en avait fait cadeau et que je n’avais qu’à le ranger quelque part. Qu’un voyageur de commerce qui est passé une fois a toutes les chances de repasser un jour… et justement, vous voici.

– Oui, me voici. »

 

Il prit le dentier et passa le doigt entre les mâchoires entrouvertes. Il le glissa jusque sur les molaires du fond et, dans sa tête, entendit le blondinet, Mr Bryan Adams de Nulle-Part (U. S. A.), chantonner Mords-le ! Mords-le ! Moooords-le !

Les dents du fond portaient-elles encore les traces couleur de rouille du sang du garçon ? Hogan avait l’impression de voir vaguement quelque chose, mais ce n’était peut-être qu’une ombre.

« Je l’ai mis de côté parce que Scooter m’a dit que vous aviez un fils. »

Il acquiesça. « En effet. « Et, pensa-t-il, ce fils a toujours son père. Grâce à l’objet que je tiens à la main. Ce que j’aimerais savoir, c’est s’il est revenu jusqu’ici sur ses petites jambes parce que c’était chez lui, son foyer, en somme… ou bien parce qu’il savait ce que Scooter savait ? Que tôt ou tard, un homme qui voyage finit toujours par revenir où il a déjà été, tout comme un meurtrier revient sur la scène de son crime ?

« Si vous le voulez toujours, dit-elle, il est à vous. »

Un instant, elle garda une expression solennelle, puis éclata de rire. « Bon sang, je crois que je l’aurais foutu en l’air, si je ne l’avais pas oublié là-haut ! Évidemment, il est toujours cassé. »

Hogan tourna le remontoir fiché dans la gencive. Il fit deux tours en produisant de petits cliquetis normaux, puis continua à vide. Cassé. Bien sûr, qu’il était cassé. Et continuerait de l’être jusqu’au moment où il déciderait de fonctionner pendant un petit moment. Et la question n’était pas de savoir comment il était revenu jusqu’ici, elle n’était pas de se demander pour quelle raison, car le dentier claqueur était revenu ici pour y attendre Mr William I. Hogan. Il avait attendu Mister’tiquettes.

Non, la bonne question était celle-ci : qu’est-ce qu’il voulait ?

Il passa de nouveau le doigt entre les dents au sourire d’acier et murmura : « Mords-moi. Veux-tu me mordre ? »

Les dents restèrent bien tranquilles sur leurs superripatons orange et sourirent.

« À mon avis, il parle pas, commenta Mme Scooter.

– Non, en effet », répondit Hogan, qui se reprit soudain à penser au môme. Mr Bryan Adams de Nulle-Part (U. S. A.). Des comme lui, il y en avait beaucoup, à l’heure actuelle. Et pas mal d’adultes, aussi, roulant leur bosse au hasard comme des papiers gras poussés par le vent, le long des nationales, toujours prêts à vous piquer votre portefeuille, à lancer : Va te faire foutre, connard ! et à ficher le camp. On pouvait arrêter de prendre des auto-stoppeurs (ce qu’il avait fait) et mettre un système d’alarme dans sa maison (ce qu’il avait également fait), mais ce n’en était pas moins un monde dur, un monde dans lequel il arrivait parfois aux avions de s’écraser, dans lequel des cinglés débarquaient n’importe où à l’improviste, dans lequel une petite assurance supplémentaire n’était pas forcément un luxe. Il avait une femme, après tout.

 

Et un fils.

Ce ne serait pas si mal, si Jack avait un dentier claqueur géant trônant sur son bureau. Si jamais quelque chose arrivait.

Juste au cas où.

« Merci de l’avoir mis de côté, dit-il en prenant délicatement le dentier claqueur par les pieds. Je crois que mon fils va être enchanté de l’avoir, même s’il est cassé.

– C’est Scoot qu’il faut remercier, pas moi. Vous voulez un sac ? (Elle sourit.) J’en ai en plastique, sans trou dans le fond, garanti ! »

 

Hogan secoua la tête et glissa le dentier claqueur dans la poche de sa veste de sport. « Je vais le porter comme ça, répondit-il en lui rendant son sourire. Histoire de l’avoir à portée de la main.

– Comme vous voudrez. « Tandis qu’il repartait vers la porte, elle lui lança : « Revenez me voir ! Je fais des sandwiches au poulet sensationnels !

– Je n’en doute pas, et je repasserai », promit Hogan.

Il sortit et resta quelques instants debout dans le chaud soleil du désert, au bas de l’escalier, souriant. Il se sentait bien ; il se sentait souvent bien, depuis quelque temps. Il en était arrivé à penser que ce n’était pas plus mal comme ça.

Sur sa gauche, Wolf, le Fabuleux Coyote du Minnesota, se mit sur ses pattes, passa la truffe entre les croisillons du grillage et aboya. Dans la poche de Hogan, le dentier claqueur cliqueta une fois. Le son émis était faible, mais il ne s’y était pas trompé… et il l’avait senti bouger. Il tapota sa poche. « Du calme, mon gros », dit-il doucement.

Il traversa d’un pas vif le périmètre de la station-service, monta derrière le volant de son nouveau van Chevrolet et partit en direction de Los Angeles. Il avait promis à Lita et à Jack d’être de retour à sept heures, huit au plus tard, et il n’était pas homme à ne pas tenir ses promesses.